Chapitre XXII
C’était le soir du bal du Solstice d’Hiver. Mikhail Hastur se regardait dans la glace, plein d’appréhensions qui n’avaient rien à voir avec les fortes personnalités résidant au Château Comyn, et qui ne cessaient de se chamailler avec la plus grande politesse. C’était contrariant, et parfois exaspérant, mais ce n’était pas ça qui le troublait. Il avait l’estomac noué, et l’impression que l’air s’épaississait autour de lui, caillait comme du lait. Quelque chose allait se passer ce soir, et il avait beau se répéter que le rêve partagé avec Margaret n’était rien de plus qu’un rêve, il ne parvenait pas à s’en convaincre.
Il examina sa tunique, en rectifia le tombant d’une secousse presque rageuse, et se foudroya dans le miroir. Elle était du bleu vif du kireseth, et décorée de cette même fleur brodée au fil d’or. Elle était raide et elle le démangeait, mais il savait que c’était son imagination. Un pantalon blanc complétait sa tenue, avec des souliers d’un bleu assorti à celui de la tunique. Ils lui pinçaient les orteils, mais là encore, il savait que ce n’était pas vrai. Avait-il bien fait de choisir les couleurs des Hastur pour ce bal, et non celles des Elhalyn ? De toute façon, il était trop tard pour s’en inquiéter. Il détestait cette tenue, et il lui tardait de retrouver ses confortables bottes de cheval et sa vieille tunique avachie.
Des voix lui parvenaient de la pièce voisine. Ses frères discutaient avec animation. Il perçut aussi la voix de Javanne, sèche et tranchante. Depuis leur arrivée, Mikhail était sur la corde raide, s’efforçant de rétablir de bons rapports avec elle et son père, sans pour autant trahir Régis, au prix de tensions énormes.
Il était poli et cérémonieux avec Gisela et Margaret, les tenant toutes deux à distance. Marguerida comprenait son attitude, mais Gisela ne cessait de renouveler ses tentatives pour pénétrer son armure. Heureusement, il était constamment chaperonné par Javanne et les deux filles Elhalyn. « Gardé » aurait même été plus juste. Il se laissa aller à sourire, s’efforçant de réduire la crispation croissante de ses muscles.
On frappa à la porte.
— Entrez.
Liriel passa la tête à l’intérieur, puis entra. Il se détourna du miroir pour la regarder, et décida qu’elle était magnifique, en longue robe verte tombant en plis souples autour d’elle, dissimulant ses formes généreuses. La robe était superbe, sans aucun ornement, à part de fines broderies d’or à l’ourlet, à l’encolure et aux poignets. Ses cheveux roux relevés sur les oreilles retombaient en boucles brillantes autour de son visage. La barrette de cuivre était presque invisible, il ne voyait que le bout des ailes du papillon.
— Tu es prêt, ou tu veux t’admirer un peu plus ?
— Est-ce à dire que tu me trouves vaniteux, Liri ?
— Pas du tout, mais tu es enfermé depuis une demi-heure, et je sais que tu ne mets pas si longtemps à t’habiller. Et quand je te surprends planté devant la glace, comment ne pas penser que tu admires ta belle prestance ?
— Eh bien, tu te trompes. Je déteste cette maudite tunique – elle me paraît de mauvais goût, chose qui ne m’avait pas frappé avant. Et je ne me réjouis pas vraiment à la perspective de passer toute une soirée à danser et faire poliment la conversation à des gens que j’enverrais joyeusement dans le plus froid des enfers de Zandru.
— Tu parles de cette chère Gisela ? dit Liriel, avec une ironie qui le fit sourire.
— Gisela est assommante, et son père est encore pire. Le seul Aldaran que j’aurais envie de revoir, c’est Robert, qui semble monopoliser tout le bon sens de la famille. Je regrette que Régis se soit mis en tête de les faire revenir au Conseil. Qu’ils restent dans les Heller, à manigancer Aldones sait quoi. Je n’arrête pas de sourire au point d’en avoir mal aux joues.
— Pauvre Mik. Faut-il te protéger de ses attentions ?
— Inutile. Valenta s’en charge, la coquine. Elle semble se régaler de tenir Giz à l’écart. Elle doit sentir que Gisela n’aime pas les enfants, ce qui ajoute sans doute du piquant à son attitude. Elle deviendra une femme très intéressante.
— Si quelqu’un ne l’étrangle pas avant, dit Liriel avec quelque rancune. J’en ai eu envie plusieurs fois moi-même pendant le voyage.
Mikhail éclata de rire, malgré sa mauvaise humeur, et un certain sentiment de malaise qu’il ne s’expliquait pas.
— Oui, elle est parfois exaspérante, mais je m’émerveille de son épanouissement depuis qu’elle a quitté cette affreuse maison. Dommage qu’Emun n’ait pas autant de ressort.
Une bonne nourriture et des nuits tranquilles avaient fait beaucoup pour rétablir la santé de l’adolescent, mais il restait fragile. Mikhail ravala son inquiétude constante au sujet d’Emun, et s’efforça de penser à des choses plus agréables. Il pourrait danser avec Marguerida – c’était au moins une perspective agréable.
— Tu aimes vraiment les enfants, n’est-ce pas ? dit Liriel, le tirant brusquement de ses pensées.
— Oui, et pourtant, je ne m’en doutais pas.
— Tu feras un bon père.
— Si j’en ai jamais l’occasion – qui en ce moment paraît très improbable. Je n’épouserais pas Gisela pour tout l’or de Carthon, et il semble que je ne puisse pas épouser Marguerida. Dois-je attendre que Valenta soit en âge d’être mariée ?
— Mik, quelle idée choquante ! Elle pourrait être ta…
— Je sais, mais elle ne l’est pas. Elle a le béguin pour moi en ce moment, comme Mira avant qu’elle ne pose les yeux sur Dani, mais ça ne durera pas. De plus, son ambition actuelle est de devenir la Gardienne d’Arilinn et de gouverner tous les autres télépathes de la planète. Bon, allons-y. J’entends Mère qui rassemble ses troupes, et je ne veux pas la contrarier. Je la contrarie déjà par le seul fait que j’existe.
Peu après, Javanne et Dom Gabriel précédèrent leur famille dans l’immense salle de bal du Château Comyn. Mikhail fermait la marché, avec Emun et les deux filles, et la musique leur parvenait jusqu’au fond du couloir. Les enfants étaient presque fous d’excitation, et Mikhail s’aperçut que leur enthousiasme était contagieux. Son malaise persistant se dissipa et il l’oublia presque.
Il y avait deux salles de bal au Château Comyn. L’une, au rez-de-chaussée, ouvrait sur des terrasses et était utilisée en été, et celle-ci était réservée aux réceptions hivernales. Le mur ouest était percé de grandes fenêtres qui chatoyaient aux lumières, et par lesquelles on voyait les feux de l’astroport, la nuit étant remarquablement claire. Mikhail aperçut quand même quelques nuages, se détachant en noir plus sombre sur le noir du ciel. Il y aurait bientôt une tempête descendant des Heller, mais sans doute pas avant le matin.
Le carrelage, représentant un semis d’étoiles aux couleurs bleu et argent des Hastur, avait été frotté jusqu’à briller, mais pas ciré. Le mur gauche était occupé par l’estrade des musiciens, et le droit, par une longue table couverte de confiseries, de friands à la viande, et de petits gâteaux blancs aux glaçages multicolores. Il y avait aussi du vin, et il en aurait bien bu un verre, non par soif, mais pour se donner du courage.
Mikhail embrassa vivement la salle du regard, cherchant un visage dans la foule. Il vit Régis, très grave, en grande conversation avec Robert Aldaran, et, non loin, Dame Linnea avec Gisela près d’elle. Gisela avait un air d’ennui et d’impatience, comme si elle désirait s’éloigner de Linnea le plus vite possible, mais que la politesse la retînt. Danilo Syrtis-Ardais était à sa place habituelle, un pas derrière Régis, les yeux fixés droit devant lui, s’efforçant manifestement de ne pas entendre la conversation de Régis et Robert. Il vit Régis froncer les sourcils et secouer la tête à l’adresse de Robert, et il se demanda ce qu’ils pouvaient bien se dire. Un bal n’était pas le lieu où traiter des affaires sérieuses.
À cet instant, Danilo lui lança un regard pénétrant et indéchiffrable. Quoi qu’il arrive, Mik, garde ton calme !
Ce n’est pas très encourageant.
Non, en effet. Régis est coincé, mais je crois qu’il a une échappatoire.
Parfois, je regrette que mon oncle soit si astucieux.
Moi aussi, Mikhail, moi aussi. Il y avait une nuance d’humour ironique dans cette pensée, et Mikhail sourit intérieurement.
Beaucoup de familles de petite noblesse étaient venues passer l’hiver dans le climat moins rude de Thendara, comme c’était la coutume depuis des années, et la salle était bondée. Le Château Comyn débordait d’invités, et toutes les maisons et auberges de la ville étaient pleines à craquer. Mikhail aperçut Rufus diAsturien, et sa ravissante fille Darissa, l’une des nombreuses jeunes filles qu’on avait voulu lui jeter dans les bras au cours des ans. Il avait été dans les Cadets avec le fils de Rufus, Emile, qu’il chercha des yeux et finit par repérer du côté des musiciens, l’air lugubre. Emile détestait danser, et Mikhail fut surpris, bien que content, de le trouver là.
Il décida que ce serait une bonne chose que de présenter les filles Elhalyn aux diAsturien, ne fût-ce que pour rester hors de l’orbite de Gisela quelques minutes de plus. Mais avant qu’il ait pu mettre son projet à exécution, le jeune Danilo Hastur, très élégant dans une tunique bleu et argent presque aussi chargée de broderies que celle de Mikhail, les rejoignit, prit la main de Miralys et fixa son regard dans ses yeux d’argent.
— J’espère que nous danserons le pafan ensemble, Mira.
Mira lui sourit joyeusement.
— Je l’espère aussi, car je me suis exercée toute la semaine. Ce serait dommage d’avoir perdu toute cette peine.
— Viens, allons demander aux musiciens d’en jouer un. Pour le moment, ils tournent et virent pour tuer le temps, mais je ne vois pas pourquoi ils ne commenceraient pas à jouer. Nous sommes ici pour danser, après tout.
Il lui prit la main tendrement, comme craignant qu’elle ne se casse, et l’entraîna.
Emun les suivit des yeux, l’air triste.
— Quelque chose ne va pas, Emun ? demanda Mikhail.
— Non, non. C’est juste que Dani est tellement… à son aise. Je voudrais être comme lui.
— Peuh ! fit dédaigneusement Valenta. Il a les mains aussi moites que toi, Em.
— Oui, mais ça ne se voit pas !
— Ça ne change rien. Mira dit que ses mains tremblent comme de la gelée de groseilles chaque fois qu’ils se touchent, et qu’il est humide comme un poisson.
Ces remarques tranchantes parurent réconforter un peu Emun. Une fois de plus, Mikhail s’émerveilla de la capacité qu’avait Valenta de dire des choses qui auraient semblé odieuses chez une autre, et qui, dans sa bouche, paraissaient parfaitement raisonnables. Emun tira sur l’ourlet de sa tunique, et redressa ses maigres épaules.
Mikhail sentit plus qu’il n’entendit quelqu’un arriver derrière lui, et il se retourna. Dom Aldaran venait de franchir le seuil, vêtu du grand kilt que son Domaine arborait parfois, drapé autour de sa vaste ceinture et ramené sur l’épaule. Il portait, accroché à son ceinturon, le sporran, bourse de fourrure blanc et noir, et une épée au côté gauche. Bref, il était d’apparence plus martiale qu’il ne convenait peut-être pour un bal.
Dom Damon découvrit les dents à l’adresse de Mikhail, en un sourire de convenance, et salua de la tête les deux enfants qui l’encadraient. Ses yeux clairs toisèrent Mikhail des pieds à la tête, et il haussa un sourcil broussailleux.
— Voilà une tunique magnifique, Mikhail, mais à mon avis, elle te démangera d’ici la fin de la soirée.
— Tu as sans doute raison, acquiesça-t-il, car il faisait déjà très chaud, et la température augmentait encore à mesure que les invités arrivaient.
— C’est pourquoi j’aime cette tenue – pas de broderies qui vous grattent. Quant à toi, jeune fille, tu es ravissante. Je trouve que la broderie convient aux femmes, pas aux hommes – et ta robe te va très bien.
Valenta décocha à Dom Damon un regard indéchiffrable, comme si elle le soupçonnait de la taquiner. Elle portait une longue robe de soie rose brodée d’argent. Son teint clair attestait d’une santé florissante, et elle semblait très contente de sa tenue.
— Merci, Dom Damon, minauda-t-elle, avec un regard ironique à Mikhail.
Puis Mikhail vit Marguerida et Lew, entrés derrière le Seigneur Aldaran ; près d’eux, il distingua à peine la minuscule silhouette d’Ida Davidson, mais il n’y prêta pas attention. Son cœur fit un saut dans sa poitrine, et sa mâchoire faillit s’affaisser, mais il comprit à la lueur malicieuse des yeux de sa bien-aimée qu’elle était très consciente de son effet et le savourait sans complexe.
Mikhail admira la ligne de la robe, si ajustée qu’elle en était presque impudique, mais rachetée par la tunique de dessus moins moulante. Il remarqua aussi les mitaines et les souples sandales violettes, et décida qu’elle n’avait jamais été plus belle.
Dom Damon, réalisant qu’il n’était plus le centre de leur attention, se retourna vers Marguerida et son père, émettant une sorte de grognement qu’on pouvait interpréter n’importe comment. Puis il ramena son regard sur Mikhail, le regard incontestablement mécontent.
Mikhail ignora sa réaction, et alla s’incliner devant sa cousine.
— Tu es merveilleuse, Marguerida. Dani et Mira sont allés demander un pafan aux musiciens, alors nous pouvons peut-être le danser ensemble. Ô mon Dieu. Je vais sans doute être ridicule, Mik. Je ne danse pas bien du tout.
Sottise. Tu es gracieuse comme la brise et tu auras le meilleur danseur de Thendara, après Danilo Ardais. Tiens, voilà les pas. Tu n’as qu’à les mémoriser, et après, écouter la musique. Et ça te sera facile, je le sais.
Je vois. Pourquoi ne m’a-t-on jamais expliqué une danse aussi clairement que tu viens de le faire ? Maintenant, si seulement Dom Aldaran arrêtait de me regarder comme s’il avait envie de m’étrangler !
Au diable Damon Aldaran !
Je ne saurais trop t’approuver
Elle mit les doigts de sa main gauche dans la main droite de Mikhail, très calme, mais il sentit la pulsation de son sang dans ses veines. Puis il lança à Dom Damon un regard qui le fit se détourner. À côté d’elle, Lew faisait de son mieux pour réprimer un éclat de rire, et Ida Davidson observait la scène avec intérêt. Il se demanda ce que Marguerida lui avait dit, et si elle savait qu’il y avait des télépathes dans la salle.
Ils forment un couple magnifique, ils vont parfaitement ensemble. Comme Ivor et moi autrefois. Je ne comprends pas qu’il y ait un problème, comme Maggie me l’a dit, parce qu’il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu’ils sont follement amoureux. Ce monde est très déconcertant, et il y a quelque chose… Bon, je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Des tensions, bien sûr, mais il y en a toujours partout. Oh la la, ce doit être Gisela Aldaran, cette femme qui a l’air prête à tuer. Heureusement que Maggie m’a parlé de certaines de ces personnes, et m’a un peu raconté leur histoire.
Les pensées désordonnées d’Ida furent comme un avertissement pour Mikhail, et quand Gisela les rejoignit, il était préparé à tout.
Du moins le pensait-il, jusqu’au moment où Gisela Aldaran s’arrêta devant Marguerida, et la dévisagea comme une vache qui se serait par erreur introduite au château. Les yeux étrécis, elle scruta Marguerida de la tête aux pieds, le regard meurtrier. Puis ses lèvres se retroussèrent en un rictus, et elle dit, en terrien, avec un léger accent mais d’un ton suave :
— Quel ensemble remarquable. Je n’aurais jamais eu le courage de paraître dans une tenue si indécente.
Mikhail eut conscience que Lew et Ida avaient tous deux entendu cette remarque et s’apprêtaient à bondir pour défendre Marguerida, mais avant qu’ils aient pu réagir, elle répondit :
— Bien sûr que tu n’aurais pas eu le courage, d’un ton calme et digne, sous-entendant que Gisela n’était guère courageuse.
Arrière, mégère !
Mikhail fut d’abord choqué, car il n’avait jamais soupçonné une telle véhémence chez Marguerida. Puis il réalisa que cette pensée ne venait pas d’elle, que le ton était différent. Il regarda Ida, car il s’agissait d’une voix de femme, mais ce n’était pas Ida non plus. Puis il réalisa que c’était Valenta qui avait pratiquement hurlé cette pensée, et il regarda la fillette avec intérêt.
Gisela en resta pantoise, ses joues virant à un rouge vif qui ne lui allait pas. Elle trembla un peu, faisant frémir la dentelle argentée de son corsage, mais elle se ressaisit vite et foudroya Valenta, laquelle lui sourit sans vergogne, les yeux pétillants de malice.
Les musiciens se mirent à jouer l’introduction à un pafan familier, les invités commencèrent à se diriger vers la piste, et Mikhail en profita pour entraîner Marguerida. Ils se placèrent au milieu de la longue file, protégés d’un côté par le jeune Dani et Mira Elhalyn, de l’autre par Dyan Ardais et Darissa diAsturien. Il s’aperçut qu’il retenait son souffle, et expira lentement pour se détendre. S’il devait en juger par l’attitude de Gisela, la soirée serait longue.
Mikhail vit Robert Aldaran s’approcher de sa sœur et lui faire une remarque. Jamais de sa vie il n’avait ressenti une telle envie de laisser traîner une oreille. Mais Robert la prit par le bras, la conduisit au bout de la file, et la danse proprement dite commença. Le rythme en était lent, avec un petit tambour qui battait la mesure, et les violes qui se renvoyaient le thème d’un côté à l’autre de l’estrade.
Les danseurs se faisaient face sur deux files, se saluant mutuellement, puis s’avancèrent au centre, unirent leurs mains et firent quatre pas vers les musiciens. Là, ils fléchirent les genoux, firent quatre pas de plus, suivis d’un claquement de mains, puis ils tournèrent une fois, et chacun se retrouva dans la file opposée à celle de son départ.
Ils se rejoignirent au centre, et répétèrent les mêmes mouvements dans la direction opposée, tournant maintenant le dos aux musiciens, changeant de nouveau de côté, en un mouvement de va-et-vient simple et apaisant. La lenteur du rythme était agréable, et après avoir répété plusieurs fois ce manège, il constata que Marguerida commençait à y prendre plaisir.
Tu vois, je t’avais dit que c’était facile.
Tu avais raison. Je me sens encore maladroite, mais au moins je ne me fais pas honte, ni à toi.
Non, tu es merveilleuse. Mais je suis tout rassoté par l’amour et absolument pas objectif !
Enfin la musique se termina et la danse cessa. Mikhail posa la main de Marguerida sur son bras et la conduisit à la table du buffet.
— Un peu de vin nous fera du bien.
— Oui, j’ai vraiment soif.
Levant une main gantée, elle écarta une mèche rousse collée à son front.
— Et je voudrais que Gisela Aldaran soit sur la Lune, tout en sachant que je ne devrais pas faire des souhaits pareils. Pourquoi ne comprend-elle pas que…
— D’après elle, elle a eu une vision selon laquelle elle épouserait un Hastur, et elle est sûre que c’est moi.
— Oh ! Elle a le Don des Aldaran ?
— Elle le prétend, mais c’est plus probablement une imagination très active. Elle n’en avait jamais manifesté aucun symptôme quand je leur ai rendu visite autrefois.
— Dis-moi, Mik, y a-t-il d’autres femelles dans ton passé dont tu ne m’as pas parlé ? Non que je sois jalouse, mais j’aime mieux être préparée.
Il prit deux verres de vin sur la table et en tendit un à Marguerida. Puis il embrassa la salle du regard, les groupes qui bavardaient et les gens qui retournaient sur la piste.
— Je dirais qu’il y a une douzaine de femmes dans cette pièce qu’on a offertes à mon éventuelle approbation. Là-bas, cette jeune femme en robe puce, c’est la petite-nièce de la Camilla MacRoss d’Arilinn, Ysabet MacRoss qui est très aimable et très ennuyeuse. Elle me trouve déconcertant, je crois. Maintenant, elle est mariée à MacGowan, et je suis certain qu’il lui convient parfaitement. Et cette ravissante en rose, c’est Darissa diAsturien, maintenant heureusement mariée à un cousin au second degré. Elle a toujours été flirteuse. Mais pour moi, tu es la seule et unique.
— Dommage que tes parents ne voient pas la situation sous ce jour. Oh, regarde, voilà Rafaella et oncle Rafe. C’est la première fois que je les vois ensemble, et je n’avais pas réalisé qu’ils forment un très beau couple. Et lui, je ne l’avais jamais vu autrement qu’en uniforme.
Mikhail suivit son regard jusqu’à la porte, où Rafaella n’ha Liriel et le Capitaine Rafe Scott venaient d’entrer. L’apparition soudaine dans la salle de bal d’une Renonçante, reconnaissable à ses cheveux courts, fit discrètement sensation. À la façon dont ses taches de rousseur ressortaient sur sa peau claire, Rafaella avait conscience des sourcils qui se haussaient à son entrée. Elle coula un regard en coin à Rafe Scott, et Mikhail la vit déglutir pour se donner du courage.
Mais il reconnaissait qu’ils formaient un très beau couple, tous deux vêtus de vert : Rafaella en longue robe vert tendre et printanier abondamment brodée de feuilles d’argent, et Rafe en tunique vert foncé pratiquement sans broderies. Et, à part ses cheveux courts, rien ne la distinguait des autres femmes. On aurait pu la prendre pour une fille des Domaines.
— Pauvre Rafi ! Elle a l’air prête à s’évanouir de terreur. Il lui faut un verre de vin, Mik.
Sur ce, Marguerida prit un autre verre sur la table, et se mit en devoir de traverser la salle, en contournant gracieusement les danseurs. Mikhail, pensant que Rafe aurait, lui aussi, besoin d’un rafraîchissement, prit un autre verre et la suivit.
— Tu es ravissante, Rafi ! dit Marguerida en lui tendant son verre.
— Vraiment ? Je me sens toute drôle. Pourtant, j’ai pris part à beaucoup de bals dans ma vie, mais jamais en telle compagnie. Plusieurs dames me regardent comme si j’étais un fantôme.
— Tiens, Scott, le courage est au fond du verre !
— Merci, et reconnaissance éternelle, Mikhail ! J’avais oublié la splendeur de cette salle, car je n’y étais pas venu depuis des années. Et on dirait que les fresques ont été retouchées. Je ne me souvenais pas de couleurs si vives.
Il prit le verre tendu et en avala la moitié d’un trait, puis il sourit à sa nièce.
— Tu as une robe magnifique, Margaret – pardon, Marguerida. Je soupçonne que tu vas lancer une nouvelle mode à Thendara, et quand tu seras une vieille grand-mère, les femmes s’habilleront comme ça à Neskaya ou Dalereuth, pensant que c’est la nouveauté qui fait fureur. Les choses changent si lentement ici, dit-il, l’air triste et un peu soucieux.
— Merci, mon oncle. Elle me plaît beaucoup aussi, mais quand je me suis vue habillée ainsi, j’ai eu du mal à me reconnaître. Cette tenue ne vas pas avec la Margaret Alton, Humaniste de l’Université, ni avec la Marguerida Alton, étudiante à Neskaya.
— Mais elle est parfaite pour l’héritière d’un Domaine, chiya.
— Peut-être. Mais je me dis parfois que c’est un rôle auquel je ne me ferai jamais.
Elle s’éclaircit la gorge et changea de sujet.
— Il y a quelques jours, j’ai vu le jeune Ethan dans la boutique d’Aaron, et il semble trouver ses études au Q.G. très stimulantes.
Scott émit un grognement.
— Ah, ce garçon ! Il a plus de questions que je n’ai de réponses, et il me donne l’impression d’être vieux. Mais je suis content que tu me l’aies envoyé, parce qu’il fera un bon astronaute, en supposant que…
— Quoi ? l’interrompit vivement Mikhail.
— Je ne peux pas le dire, ou du moins, je ne devrais pas. La situation devient de moins en moins agréable au Q.G., avec la Fédération qui nous change toutes les heures les ordres, les formulaires et les laissez-passer. C’est le rêve fantasmatique du bureaucrate, mais pour nous autres, c’est un cauchemar. Enfin, il se peut que je sois trop pessimiste et que les choses s’arrangent d’ici quelques mois.
Ça paraît assez grave.
Oui La Fédération n'aime pas avoir en son sein des planètes protégées qu’elle ne peut pas commandera sa guise, et le bruit court que tous les Protectorats seront abolis prochainement. C’est un stratagème pour obliger les planètes comme Ténébreuse à renoncer à leur statut et à devenir membre à part entière de la Fédération. Et ils sont en mesure de le faire.
Comment ?
Assez simplement, en fait. Il suffit de supprimer le commerce, de ruiner l’économie pendant une génération, puis de revenir occuper les lieux.
Régis est au courant.
Pas par moi en tout cas. Rafe Scott fit la grimace, comme s’il avait un mauvais goût dans la bouche, et vida son verre en quelques gorgées. Je suis coincé entre le marteau et l’enclume, à cause de ma double nationalité, de mon ascendance moitié terrienne, moitié ténébrane, de sorte que je suis tiré à hue et à dia dans toutes les directions. Informer directement Régis serait violer mon serment à l’égard du Service, Et ne pas l’informer c’est trahir Ténébreuse. Mais aussi longtemps que je reste dans le Service…
À t’entendre, on pourrait croire que tu n’y resteras plus longtemps.
Je resterai dans le Service aussi longtemps que possible, parce qu’il est utile pour Ténébreuse que j’y sois. Mais s’il faut en venir à trahir la planète, je démissionnerai. En fait, ce serait un soulagement.
Pauvre oncle Rafe !
Le Capitaine Scott éclata de rire, et Rafaella, consciente d’être exclue de la conversation, lui lança un regard étincelant, apparemment pas perturbée d’être la seule non-télépathe du groupe.
— Allons viens, vieux pépère. Je suis venue pour danser, pas pour faire le pied de grue.
Vieux pépère ? fit Marguerida, étonnée.
Elle me dit que c’est un terme d’affection et je le crois. Mais je me sens vieux par rapport à elle, et un peu plus tous les jours.
Alors démissionne pendant qu’il est temps ! Ne te sacrifie pas, mon oncle.
Le Service a toujours été ma vie, chiya.
Eh bien, il est temps d’en changer. C’est que vous pourriez lancer une affaire ensemble, toi et Rafaella. Une société de guides, par exemple.
Organiser des circuits de la Ténébreuse touristique, peut-être ?
Exactement !
Scott gloussa doucement, tendit son verre vide à Mikhail et entraîna Rafaella dans la file de danseurs qui commençait à se former.
Valenta Elhalyn se glissa près de Mikhail et leva sur lui des yeux brillants.
— Tu vas danser avec moi ? Je me suis exercée pendant des jours et je veux pas que ce soit perdu. Ça ne t’ennuie pas, Marguerida ?
— Bien sûr que non, Val.
Puis Mikhail regarda les deux verres qu’il tenait, comme s’ils venaient de lui pousser dans les mains.
— Non, ça ne m’ennuie pas du tout, Valenta, répéta-t-elle. Une danse lente me suffit pour le moment. Je vais aller près d’une fenêtre où il fait frais – je suis tout en sueur. Tiens, donne-moi ça, Mik. Tu as l’air idiot avec ces verres.
Marguerida prit les verres, entrelaçant les pieds dans ses doigts, mais un serviteur surgit immédiatement avec un plateau, et les lui arracha presque des mains. Mikhail vit la scène du coin de l’œil et réprima un éclat de rire. Marguerida s’adaptait facilement à tout, mais il pensait qu’elle ne s’habituerait jamais complètement à être servie. Mikhail se détourna, et faillit se cogner dans Gisela Aldaran. Il s’arrêta pile avant de la renverser, et elle le gratifia d’un sourire féroce, comme consciente de le mettre mal à l’aise.
— Tu ne vas pas m’inviter à danser ?
— Non, Giz.
— Mais que penseront les gens si tu ne danses pas avec moi ?
— Je m’en moque, et si tu continues à te jeter à ma tête comme ça, ils penseront que tu es une traînée. Va-t’en. Tu m’ennuies.
Il s’étonna lui-même, car il n’avait pas assez bu pour être si rude. Mais il avait les nerfs à fleur de peau, et il réalisa qu’il avait envie de lui parler ainsi depuis des semaines.
Traînée ! Pas mal, Mik, mais j’aime mieux mégère !
Valenta !
Je ne suis qu’une petite fille et je ne suis pas responsable, non ?
Tu l’es, et tu le sais !
Oui, mais j’adore la tête que tu fais quand je suis insolente !
Que veux-tu dire ?
Tu te mords les joues comme si tu avais un citron dans la bouche, et les yeux te sortent de la tête !
Tu es une méchante fille, Val.
Qu’est-ce que tu attendais ? Les Elhalyn sont tous fous, non ?
Mikhail n’eut pas le temps de trouver une réponse à tant d’impudence. Il contourna Gisela, immobile, comme frappée par la foudre, et prit sa place dans la danse. Liriel, qui avait testé Valenta, disait qu’elle serait une télépathe très puissante. Malgré tout, il était stupéfait de la force de sa voix mentale, et troublé également. Son laran s’éveillait presque trop tôt, et il frissonna. Même avec les meilleurs soins du monde, un tiers des enfants ne survivaient pas à la maladie du seuil.
La musique commença, et chassa ses soucis de son esprit. C’était une danse endiablée, où il fallait beaucoup taper des pieds et trépigner, et qu’il aimait beaucoup, et il se laissa entraîner par le rythme. Valenta soulevait ses jupes avec grâce et reproduisait tous ses mouvements, un sourire malicieux aux lèvres. Puis la musique se tut, et il s’inclina sur sa menotte à six doigts.
— C’était super. J’ai bien dansé ?
— Tu es une excellente danseuse, Valenta.
— Merci. Tu étais soucieux tout à l’heure, et maintenant, tu as l’air content.
— Vraiment ?
Son humeur changeait toutes les cinq minutes, et son malaise le reprit.
— Oui. Merci beaucoup. Maintenant, je vais chercher Danilo Syrtis-Ardais et vérifier si c’est vraiment le meilleur danseur de Ténébreuse ! Tu ne m’as pas vue, mais j’ai dansé avec Francisco Ridenow, et il ne danse pas mieux qu’une vache.
Mikhail rit malgré lui.
— Peut-être, mais il ne faut pas le dire.
— Oh, je n’ai rien dit. Je l’ai gentiment remercié en disant que je m’étais bien amusée. Oh la la !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Gisela Aldaran est en train de parler avec Marguerida, et elle n’a pas l’air contente. Là-bas, près de la fenêtre.
Mikhail tourna la tête si vite qu’il faillit se donner un torticolis. Dans l’ombre des longs rideaux, il distingua à peine sa bien-aimée et Gisela, penchées l’une vers l’autre, têtes rapprochées comme des conspiratrices. Ce qu’il voyait de leur expression était inquiétant – hostile chez Gisela, et lointaine chez Marguerida. Il ne connaissait que trop bien cet air-là.
Il traversa la salle aussi vite qu’il le put, et arriva juste comme Gisela disait :
— Tu ne peux pas gagner, et tu le sais.
— J’ai déjà gagné, répondit Marguerida, sa voix généralement aimable maintenant froide et distante, comme si elle se trouvait très loin.
Elle tourna la tête et regarda par la fenêtre.
Au-dessus des feux de l’astroport, le ciel était très noir, et les rares nuages avaient disparu. Les étoiles scintillaient au-dessus de la Cité. La lueur plus douce des lampions et des torches de Thendara répandait sur tout une chaude clarté. C’était très beau, et très calme.
Puis Mikhail vit que trois des quatre lunes venaient de se lever sur l’horizon, leurs couleurs doucement mêlées. Elles étaient parfaitement alignées à l’horizontale, Mormallor, la plus petite et la plus blanche, à un bout, Idriel la mauve à l’autre bout, avec Kyrr-dis, bleu et vert, au milieu. Il se raidit. Le rêve lui revint, net et contraignant.
— Non ! On va annoncer nos fiançailles ce soir !
La voix de Gisela, généralement suave, frisait le glapissement.
— Peu importe, rétorqua Marguerida, si calme qu’elle paraissait de pierre. Tu te leurres. Tu as misé sur le mauvais cheval.
Gisela tapa du pied, et, au mouvement de ses mâchoires, il était visible qu’elle grinçait des dents. Mikhail hésita, désirant intervenir, mais répugnant à s’interposer entre elles. Il sentit la colère qui émanait de Gisela, et, chez Marguerida, une sérénité surprenante. Elle avait le regard un peu vague, comme fixé sur une vision.
La lumière bleue de Liriel, la quatrième lune, parut sur l’horizon, encore tout juste visible. Il sentit un son rouler dans ses veines, comme un tremblement de terre. Une voix claqua dans son esprit comme un coup de tonnerre, et le paralysa.
— À HALI ! IMMEDIATEMENT !